
Pierre Pincemaille, Secrétaire général de la Gestion DNCA Investments.
Le mot a été prononcé par Sam Altman en personne. Le cofondateur d'OpenAI a ainsi déclaré : « Lorsque des bulles apparaissent, les gens intelligents s’enthousiasment excessivement pour un fond de vérité. Sommes-nous un moment où les investisseurs dans leur ensemble sont surexcités par l’IA ? Je pense que oui ». Comme avec Alan Greenspan en son temps, il semble que l’on soit dans une nouvelle période « d’exubérance irrationnelle ». Et si cela ne suffisait pas, le prestigieux Massachusetts Institute of Technology a produit une étude dont les conclusions sont peu flatteuses : seulement 5 % des projets pilotes d'entreprises liés à l’IA générative ont un retour sur investissement acceptable, le reste étant développé en pure perte. Enfin, les résultats de Nvidia , figure de proue du secteur et plus grosse capitalisation mondiale ont cessé d'impressionner les investisseurs qui étaient habitués à des beats toujours plus élevés par rapport au consensus des analystes. N’en jetez plus, la coupe est pleine !
Dans le détail, la grande inconnue concerne les ventes de Nvidia à destination du marché chinois. Celles-ci ont été suspendues à partir d’avril, date du début des négociations commerciales entre les deux pays. Plus récemment, l'administration américaine a annoncé une ponction de 15 % sur les revenus à venir des exportations vers l’Empire du Milieu, avec la commercialisation d’une puce ad hoc bridée pour l'occasion (la RTX Pro 6000D), en remplacement de la H20. En réaction, le régulateur chinois de la cybersécurité a demandé aux entreprises technologiques nationales de se rabattre sur des producteurs locaux, invoquant des failles de sécurité et l'incertitude persistante concernant les restrictions à l'exportation.
Ces décisions ont provoqué un jeu de vases communicants dont Cambricon est l’un des grands gagnants. Considérée par certains comme le « Nvidia chinois », avec une performance boursière qui n'a rien à envier à son lointain cousin d'Amérique, la société devrait voir ses revenus multipliés par six en 2025, passant de 1,2 milliard de yuans en 2024 à 6,8 milliards selon Bloomberg. Et ce n'est que la partie émergée de l'iceberg de l'IA chinoise poussée par un gouvernement qui souhaite dynamiser son industrie nationale. À ce titre, on retiendra que la filiale IA d’ Alibaba , T-Head, se targue d’avoir développé un nouveau processeur égalant les performances de la puce H20 et sa volonté d’investir 53 milliards de dollars supplémentaires dans le domaine. On s’achemine donc vers deux écosystèmes distincts, rivalisant d’annonces tonitruantes sur les capex.
Si les valorisations du secteur coté sont reparties à la hausse à la suite des bonnes publications de Broadcom et Oracle ainsi qu’au deal entre Nvidia et OpenAI* (que certains qualifieront de circulaire), le lancement de Chat GPT5 a eu en revanche des effets de bord déflationnistes sur d'autres secteurs. En effet, les médias et les éditeurs de logiciels ont largement sous-performé depuis le mois d'août, alors que Sam Altman considère que la dernière version de son agent conversationnel serait déjà « plus intelligent que les experts sur tout ». Première concrétisation en date : la dernière campagne publicitaire de Palo Alto Networks a été développée en un temps record (une semaine) et pour un montant dérisoire.
Il est à noter que la fièvre des multiples de valorisation touche aussi et surtout la partie non cotée de cette industrie. Si bulle il y a, c’est peut-être dans ce segment qu’il faut la chercher : Open AI, par qui l’engouement pour l’IA générative est arrivé, présente désormais une valorisation implicite de 500 milliards de dollars. Ce chiffre est à comparer à des revenus de 4,3 milliards de dollars au premier semestre (+16 % yoy) selon The information et aucuns profits avant 2029. Autre exemple, Databricks, plateforme américaine de données et d’analyses basée sur l’IA dont la valorisation dépasse les 100 milliards de dollars (dernière levée de fonds en août) pour une prévision de chiffre d’affaires annuel de 4 milliards de dollars.
Si on remonte d'un cran de la micro à la macroéconomie, les analystes commencent à s'interroger quant à l'impact de cette nouvelle technologie sur le marché du travail. Si la banque Goldman Sachs anticipe des gains de productivité significatifs dès lors que son adoption atteindra des niveaux élevés, elle constate également que certains secteurs comme les centres d’appels, le conseil en marketing ou encore la conception graphique n'embauchent plus. Cette analyse est corroborée par la dernière étude de l’Université de Stanford : depuis l’émergence de cette innovation, les salariés en début de carrière dans les professions exposées au risque d’automatisation par l’IA ont connu une baisse relative de 13 % de leurs embauches. Il faudra suivre ce phénomène avec attention, au moment même où l’ensemble du marché du travail s’affaiblit.
Avec un comportement boursier classique du type « make money first, make sense later », viendra inévitablement l’interrogation concernant la quantification du retour sur investissement de la masse des capitaux engagés. En d’autres termes, la demande pour l’entraînement des modèles, l’inférence et les applications logicielles à venir sera-t-elle suffisante pour justifier la vague actuelle d’investissements dans les infrastructures ? Il est par nature impossible de répondre à cette question, tant elle fait référence à de nouveaux usages. Mais le marché du crédit ayant toujours un coup d’avance, le spread de crédit du secteur technologique américain (indice CITE) qui se situe actuellement à un plus bas de 18 ans jouera sans doute le rôle de canarie dans la mine.
Les décisions d’investissements des directions des hyperscalers**, qui représentent désormais 25 % de leurs ventes et 70 % de leurs cash-flows, s’appréhendent sous l'angle de la gestion du risque stratégique : elles ne veulent en aucun cas rater un virage qui va potentiellement remodeler de nombreux pans de l'industrie à moyen terme. Mais face à des niveaux de concentration inédit*** et un positionnement très consensuel****, le précepte suranné de diversification doit être mis en avant à nouveau. Et ce, du point de vue géographique, sectoriel, de style et de capitalisation, avec comme objectif unique d'améliorer le couple rendement / risque des portefeuilles, quitte à passer pour un techno-sceptique…
* investissement de Nvidia jusqu’à 100 milliards de dollars dans OpenAI pour développer 10 GW de capacité de calcul ;
**Meta, Alphabet , Amazon , Microsoft et Oracle ;
***les 10 plus grosses capitalisations boursières représentent 38 % du S&P500 ;
****Le thème long Mag7 est le plus consensuel selon le dernier sondage de Bank Of America.