Pierre Pincemaille, Secrétaire général de la Gestion DNCA Investments.
Les records sont faits pour être battus. Nvidia semble avoir repris cette expression à son compte si l'on en croit l’évolution de son cours de bourse. La hausse de celui-ci a permis à la société de franchir le cap des 5 000 milliards de dollars de capitalisation boursière, soit l’équivalent de 20% environ du PIB américain, seulement quelques mois après avoir dépassé le seuil des 4 000 milliards. OpenAI, autre société emblématique de l'IA, envisage une introduction en bourse pour lever 60 milliards de dollars pour une valorisation implicite de 1 000 milliards de dollars. Pas mal pour une société inconnue du grand public avant le lancement de ChatGPT il y a trois ans. On imagine sans difficulté l'effervescence des banquiers pour préparer le plus gros deal jamais envisagé et permettre à la société d'entrer directement dans le top 10 des plus grosses capitalisations américaines, au coude-à-coude avec Berkshire Hathaway !
En attendant cette fameuse introduction en bourse, les annonces concernant le secteur sont quasi journalières, à tel point que même les analystes spécialisés sont à la peine pour tenir à jour leurs modèles. Résultat, l'écosystème IA ressemble à un enchevêtrement de partenariats, de contrats et surtout d’accords (qui sont moins contraignants d'un point de vue juridique). Que retenir de tout cela ? En premier lieu et surtout la hausse vertigineuse des projections d'investissements.
Les hyperscalers* ont profité de la saison de publication des résultats qui vient de s’achever pour rivaliser d'annonces sur les CapEx. Les analystes de Goldman Sachs en ont fait la compilation et les dépenses devraient passer de 400 milliards de dollars cette année à 533 milliards en 2026. Le phénomène est si puissant qu’il se retrouve au niveau des statistiques américaines agrégées : le poste investissement est majoritairement tiré à la hausse par les équipements des entreprises en lien avec l'IA, à un rythme annualisé de 12% au premier semestre de l’année (quatre fois plus qu'en 2024), alors que le reste de l'économie, et notamment l'immobilier résidentiel, est à la traîne. À un niveau encore plus élevé, l’Organisation mondiale du commerce nous apprend que les segments des semi-conducteurs, serveurs et équipements télécoms ont contribué pour près de la moitié à la hausse des échanges de marchandises au premier semestre.
Phénomène nouveau, les niveaux d’investissements sont tels que la génération de trésorerie des hyperscalers ne suffit parfois plus à les financer. Comme toute autre industrie, ils se tournent donc naturellement vers les marchés de capitaux pour lever de la dette. Meta a été le plus audacieux avec une jumbo émission de 30 milliards de dollars (quatre fois sur-souscrite) et le montant total émis par l'industrie avoisine les 120 milliards de dollars en 2025, soit environ 15% des émissions obligataires d'entreprises américaines Investment Grade (hors secteur financier). Ce flux de papier, même s'il a été absorbé, a alerté les vigies obligataires qui ont envoyé les premiers signaux d’alerte aux investisseurs : Oracle , dont la situation financière** est atypique au sein du secteur, a vu son CDS*** se tendre brusquement depuis quelques semaines et plus généralement le spread de crédit de ce groupe de cinq sociétés s’est écarté à 80bp (+20bp).
Au-delà de l'effet positif de court terme de ces investissements sur la croissance américaine, le graal de moyen terme reste une augmentation sensible de la productivité et donc de la croissance potentielle. S’il est communément admis que ce phénomène se produira, quoique sur un horizon indéterminé, l'étude récente du Massachusetts Institute of Technology a jeté le trouble : selon la prestigieuse université, sur les 300 projets pilotes d'entreprises étudiés, seulement 5% ont un retour sur investissement acceptable. Là encore, la publication des résultats trimestriels a permis de voir comment les capitaines d'industries s'emparent du sujet. À ce titre, l'exemple présenté par Patrick Pouyanné, directeur général de TotalEnergies, est instructif : il considère que les modèles d'IA vont permettre d'optimiser le taux d'utilisation des capacités de production, impliquant une production accrue et donc une meilleure génération de flux de trésorerie.
Mais la révolution technologique en cours menace une autre composante majeure de l'économie : l'emploi. En effet, l’avalanche d'annonces ne concerne pas uniquement les ventes, les directions faisant aussi preuve de réactivité dans la gestion de leurs « ressources humaines ». Deux exemples parmi tant d'autres : Amazon a annoncé vouloir supprimer 14 000 postes dans les fonctions support et Accenture compte faire de même avec ses consultants considérés comme non « IA compatibles ». Le phénomène ne concerne pas que le secteur technologique si l’on en croit le patron de Walmart qui a récemment annoncé prévoir une expansion du distributeur américain sans nécessité d'augmentation du nombre de salariés pour les trois prochaines années.
Si la majorité des effets macroéconomiques de la vague IA sont à venir, l'impact sur les marchés actions est un phénomène d’actualité. À tel point que certains commentateurs n'hésitent pas à faire un parallèle avec la bulle Dotcom, sous l'angle de la concentration et des valorisations. Le patron de la Fed s'est lui-même fendu d'un commentaire sur la valorisation des marchés actions qu'il considère « fairly highly valued ». A l’opposé, les permabull du secteur technologique mettent en avant les débats sur la circularité des flux financiers et les interrogations sur la rentabilité des investissements pour justifier le faible risque d’émergence d’une bulle.
Au-delà des parallèles historiques et arguments rhétoriques, deux constats factuels s'imposent à nous. L’indice boursier américain équipondéré (SPW) affiche actuellement une décote significative (25%) par rapport au S&P500, dont la valorisation est biaisée par un nombre limité de titres aux multiples élevés****. Et la concentration de cet indice amène à des mouvements de marché historiquement inhabituels : il a baissé malgré une majorité de titres en hausse à vingt reprises cette année. Dans cette conformation bien particulière, les investisseurs qui pensent déjà à leur allocation pour l'année à venir vont probablement devoir faire preuve d'esprit contrariant, à un moment où le facteur « momentum » tend à s'essouffler …
* Amazon , Alphabet , Meta, Microsoft et Oracle ;
**La société affiche un ratio de dette nette sur résultat brut d’exploitation (Ebitda) d’environ 2,5 fois ;
***Depuis fin septembre, le credit default swaps, produit dérivé qui mesure la prime d’assurance contre un défaut de paiement, a doublé pour dépasser 100bp ;
****ratio cours/bénéfice de 17x vs. 23x.


