Par Sam Vereecke, CIO Fixed Income chez DPAM, et Bernard Lallière, Head of Credit chez DPAM
Entre la Grande crise financière et l’ère Covid, la politique des banques centrales des marchés des pays développés a été dominée par des prévisions relatives à leurs objectifs politiques. Non seulement les taux directeurs étaient proches de zéro, mais l’anticipation de faibles taux futurs était également renforcée par l’assouplissement quantitatif (QE). Cet environnement a fourni un cadre raisonnablement fiable pour la fixation des cours des obligations, car il offrait une bonne visibilité sur l’évolution attendue des taux d’intérêt au cours des prochaines années. Sur cette base, on pouvait commencer à « tarifer » une courbe de taux d’intérêt, ce qui entraînait une volatilité relativement faible des taux sur l’ensemble de la courbe de taux d’intérêt.
Aujourd’hui, nous évoluons toutefois dans un cadre différent, où les banques centrales ne s’engagent plus à l’avance et ne donnent plus d'orientation, puisqu’elles dépendent désormais des données. Les taux directeurs seront basés sur les données (macroéconomiques) au fur et à mesure de leur publication. Cette évolution génère de l’incertitude, notamment parce que le marché tente d’interpréter chaque nouveau point de données et ses variations par rapport aux attentes, mais aussi parce que ces points de données accusent souvent un certain retard par rapport à la situation économique actuelle. Une grande volatilité des taux est la conséquence de ce qui précède.
Des mesures inédites continuent de dominer
Si les banques centrales dépendent des données, celles-ci sont devenues elles-mêmes beaucoup plus volatiles. L’impact des fermetures liées au Covid et les perturbations subséquentes de l’offre et de la demande de biens et des marchés du travail ont été extrêmes. Il s’en est suivi une série de réponses politiques fortes et coordonnées, alors que les politiques fiscales et monétaires devenaient très accommodantes. Dans leur sillage sont intervenues la guerre en Ukraine et la crise énergétique. Ces influx macroéconomiques ont souvent été plus importants et plus rapides que ceux observés au cours des décennies précédentes.
Cette situation s’est encore complexifiée lorsque les banques centrales ont commencé à resserrer leur politique monétaire en 2022. Ce resserrement a été largement contrebalancé par l’expansion budgétaire, qui est toujours présente dans de nombreuses juridictions, en particulier aux États-Unis. L’hétérogénéité des politiques monétaire et budgétaire est un obstacle à l’estimation de l’impact de l’effet de resserrement de la politique monétaire. L’année dernière, cela s’est traduit par une plus grande résilience économique, et en 2024, par un décalage dans la prise de conscience du ralentissement économique. Le scénario « Boucles d’or » de normalisation de l’inflation et de croissance soutenue est à portée de main.
Les États-Unis lèvent le pied
Le marché de l’emploi est un indicateur retardé. Nous observons de nombreux signes de ralentissement sur le marché de l’emploi européen et de « normalisation » aux États-Unis. Le taux de chômage commence à augmenter et l’excédent de demandes d’emploi (postes vacants) se tarit. Les niveaux actuels sont sains, mais la tendance, renforcée par une politique monétaire stricte, suscite des inquiétudes.
De plus, les dépenses d’investissement diminuent et les prêts non productifs (à la consommation) atteignent de nouveaux sommets. Les consommateurs ont épuisé leur épargne Covid et l’inflation élevée (cumulée) laisse un arrière-goût amer sur la confiance des consommateurs.
En Europe, l’économie s’est affaiblie plus rapidement qu’aux États-Unis, car la politique budgétaire a été plus faible et moins directement ciblée sur les consommateurs. Bien que nous ayons observé quelques « jeunes pousses » jusqu’à présent en 2024, il semble peu probable qu’elles se poursuivent sans une orientation plus favorable de la politique monétaire.
Les banques centrales doivent normaliser les taux afin de s’assurer que la politique monétaire transforme ces jeunes pousses en une véritable expansion et n’aiguille pas l’économie sur la voie de récession.
L’inflation se normalise
Deux composantes de l’inflation sont à surveiller : l’inflation des logements aux États-Unis et l’inflation des services dans le reste du monde. Le logement est une composante de l’inflation qui évolue lentement et qui est à la traîne, et de nombreux indicateurs du marché du logement suggèrent qu’elle est en train de s’inverser.
Les services (hors logement et énergie) englobent des éléments tels que les télécommunications, l’éducation, les transports, les soins médicaux et les services financiers. Dans ce domaine, les salaires constituent un moteur important et traditionnel. Nous continuons à observer une normalisation des salaires. Aux États-Unis, ils augmentent encore d’environ 4,1 % par an, ce qui est supérieur à la moyenne de 2,5 % qui prévalait avant la crise du Covid. Ce qui inquiète la FED, c’est qu’à ce niveau, les salaires sont plus élevés que l’objectif théorique d’inflation additionné de la croissance de la productivité (en tout 2,5-3 %). Cependant, la tendance des deux dernières années est à la baisse, et compte tenu de la politique monétaire restrictive, on ne voit pas pourquoi cette tendance s’arrêterait aux niveaux actuels.
Les effets de second tour sont une autre composante qui complexifie l’estimation de l’inflation des services. Des augmentations significatives des prix de certains biens (par exemple, les prix des voitures d’occasion ont augmenté de 55 % pendant la période Covid) sont désormais suivies par des hausses importantes dans les services associés (par exemple, les primes d’assurance automobile ont augmenté de 39 % au cours des deux dernières années). Ces effets de second tour représentent l’« entêtement » actuel de l’inflation et devront également se dissiper pour que l’inflation se normalise. Nous espérons que ce scénario interviendra le plus tôt possible.
Qui tire les ficelles du marché obligataire ?
In fine, c’est le marché collectif qui détermine le prix et le taux d’intérêt des obligations d’État. La FED joue un jeu plutôt risqué en laissant les marchés adapter continuellement – et tous azimuts – leur prix en réponse à des données inattendues. Les banques centrales donnent trop peu d’informations et d’indications sur leur stratégie monétaire. Les investisseurs et, finalement, les agents de l’économie réelle se retrouvent ainsi exposés à des fluctuations potentiellement importantes des taux en fonction des données imprimées et des implications pour le financement et la consommation. Cette situation est illustrée par le graphique ci-dessous. Il montre les taux à court terme attendus aux États-Unis. Ils sont devenus assez volatils, mais restent plafonnés à la hausse.
Les données macroéconomiques sont encore très incertaines et le resteront dans un avenir prévisible. Les banques centrales devront apprendre à gérer cette situation et à trouver un meilleur équilibre entre la dépendance vis-à-vis des données et les prévisions.
Attentes en matière de taux d’intérêt à court terme aux États-Unis

Source: Bloomberg, DPAM, 2024
Qu’est-ce que cela signifie pour le positionnement en matière de duration ?
Nous avons toujours été fermement convaincus du but ultime des banques centrales dans le contexte actuel, à savoir le ralentissement de l’économie et la normalisation de l’inflation. Cependant, nous sommes moins sûrs du moment et de la vitesse à laquelle les baisses de taux d’intérêt se produiront, compte tenu des fortes variations des perturbations et des interventions, mais le résultat final reste inchangé. Nous craignons également que le maintien d’une politique monétaire trop stricte pendant trop longtemps ne fasse basculer l’environnement « Boucles d’or » actuel en une récession.
Quoi qu’il en soit, les taux directeurs devront baisser et la courbe devrait suivre. Nous réitérons donc notre position de surpondération de la duration, avec un biais de pentification.
Un crédit stable
Se forger une opinion sur l’évolution des spreads de crédit implique avant tout de résoudre une équation à plusieurs variables, qui intègre à la fois un point de vue macroéconomique et un point de vue plus fondamental sur la capacité des entreprises à faire face aux vents contraires.
D’un point de vue macroéconomique, depuis octobre dernier, les marchés du crédit européens ont bénéficié d’une amélioration des perspectives, favorisant l’espoir d’une reprise économique en Europe après une période caractérisée par des PMI en baisse et un manque de confiance dans la trajectoire de croissance. Ce rebond de la croissance est également soutenu par la normalisation de l’inflation, qui non seulement réduit l’incertitude des coûts des intrants, mais facilite également de nouvelles réductions des taux des banques centrales au cours des prochains trimestres.
Une croissance faible, mais en amélioration, associée à la réticence des banques centrales à s’engager dans une période prolongée d’assouplissement monétaire, constitue un scénario idéal pour le marché du crédit. Une croissance apathique, mais en amélioration, n’a pas créé un sentiment d’euphorie chez les chefs d’entreprise, mais renforce plutôt un scénario de circonspection qui met l’accent sur le renforcement des bilans plutôt que sur des projets ambitieux de fusions et acquisitions ou de rachats d’actions. L’enquête trimestrielle de la BCE sur les prêts bancaires dans la zone euro reflète particulièrement bien cette situation. L’enquête du premier trimestre 2024 montre que les critères d’octroi des prêts se sont légèrement resserrés, mais qu’ils ont tendance à diminuer, tandis que la demande de prêts émanant des entreprises accuse un recul significatif. Les banques ont indiqué que cette baisse de la demande résultait principalement du niveau général des taux d’intérêt, de l’incertitude géopolitique et des faibles niveaux d’investissement fixe.
Des bilans solides
La lenteur des avancées en matière d’assouplissement des politiques n’a pas encore constitué un substrat fertile pour la revalorisation du bilan à un coût attractif. La conséquence est claire comme de l’eau de roche : la qualité de crédit de la plupart des entreprises s’améliore, comme en témoignent les changements de notation publiés par les agences de notation. Aujourd’hui, les notations revues à la hausse sont plus nombreuses que les notations dégradées. Dans ce contexte, les prévisions de Moody’s concernant la baisse des taux de défaut ne sont pas surprenantes. Alors que le taux de défaut s’élevait à 3,7 % à la fin du mois d’avril, les prévisions de Moody’s pour l’année prochaine laissent entrevoir un taux de défaut proche de 2,8 % en mai 2025.
L’appétit des investisseurs
En plus de favoriser la croissance, les marchés du crédit bénéficient d’une forte demande, qui continue de soutenir le marché dans les secteurs investment grade et à haut rendement. Le resserrement des spreads de crédit qui a commencé à la fin du mois d’octobre 2023 s’est poursuivi sans relâche jusqu’à ce jour.
Dans un contexte de volatilité accrue des taux d’intérêt, l’effet de levier, qui est proche de ses plus bas niveaux cycliques malgré le ralentissement de la croissance des bénéfices, a constitué un substrat fertile pour les produits de spreads de crédit.
En conséquence, les spreads de crédit dans les secteurs investment grade et à haut rendement se sont continuellement resserrés depuis octobre 2023. Les marchés du crédit intègrent déjà de meilleures perspectives, mais une période prolongée où les spreads de crédit se négocient à des niveaux proches des moyennes historiques reste le scénario de base si les facteurs susmentionnés persistent.
Quel est l'impact sur le positionnement en matière de crédit ?
Ce constat est particulièrement vrai pour la catégorie « investment grade », ce qui nous amène à maintenir une surpondération dans cette classe d’actifs. Sur le marché du haut rendement, s’il est vrai que les valorisations offrent moins de marge d’erreur, elles n’en permettent pas moins une augmentation intéressante des spreads dans un contexte de stabilisation de la croissance économique. De plus, les titres à haut rendement continuent d’avoir une durée inférieure à celle des titres investment grade, et se sont révélés une bonne alternative au marché des actions lorsque la volatilité du marché augmente.