« Il faut mettre la pression sur les mauvais élèves »
Après avoir occupé diverses fonctions chez Deutsche Bank pendant plus de 20 ans, Antje Stobbe a rejoint Allianz Global Investors en 2019. Elle est devenue depuis 2021 la responsable des politiques d’engagement chez le gestionnaire allemand, et supervise à ce titre les prises de contacts avec les entreprises et les décisions sur les votes dans les assemblées générales (AG).
Qu’est ce qu’une politique d’engagement avec les entreprises ?
![]() Antje Stobbe |
Antje Stobbe : « Notre politique d'engagement est conçue pour exercer nos responsabilités fiduciaires autour de trois grands thèmes : le changement climatique, les limites planétaires (biodiversité, économie circulaire) et le capitalisme inclusif. Nous appliquons également notre politique de vote par procuration pour garantir une représentation cohérente de ces enjeux.»
Pourriez-vous détailler ces trois thématiques d’engagement ?
A.S. : « Nous allons donc chercher à utiliser nos droits de vote pour influer sur les décisions prises. Sur les limites planétaires, nous allons par exemple essayer de convaincre les sociétés d’utiliser les ressources naturelles avec précaution. Dans la thématique du capital inclusif, nous allons aborder des questions relatives au respect des droits de l'homme, à la participation des femmes dans les équipes de direction et dans les conseils d’administration, ou dans l’application de bonnes pratiques sociales dans les entreprises. Nous votons dans toutes les AG des groupes dans lesquels nous sommes investis, ce qui représente plus de 9000 AG au cours de l’année 2023, ce qui est considérable ».
De manière plus concrète, comment interagissez-vous avec une entreprise ?
A.S. : « Nous avons tout d’abord défini une liste cible de 300 entreprises avec lesquelles nous souhaitons interagir de manière régulière et constructive, sur base d’une analyse des principaux facteurs de risque mais également suite aux demandes de nos clients qui formulent de plus en plus de demandes directes concernant des engagements liés au développement durable, notamment sur le changement climatique ou sur la biodiversité. Dans la pratique, nous privilégions une conversation directe avec l’entreprise, après avoir défini les changements que nous aimerions apporter voir arriver. Dans celles qui émettent beaucoup de gaz à effet de serre, nous allons par exemple chercher à introduire un lien entre la rémunération des dirigeants et des objectifs environnementaux afin d’inciter les dirigeants à réfléchir au climat ».
Vous assurez un suivi suite à une première prise de contact ?
A.S. : « Effectivement, nous allons suivre chacune des entreprises avec laquelle nous avons défini un objectif d’engagement, afin de voir dans quelle mesure des progrès sont réalisés. Au bout de quelques temps, nous évaluons la situation, et nous pouvons ensuite décider d’escalader notre réponse si les progrès ne sont pas suffisants. Nous pourrions voter contre certaines résolutions lors de l’assemblée générale suivante afin d’envoyer un signal clair à la direction que nous ne sommes pas satisfaits ».
Est-ce que vous collaborez avec d’autres sociétés de gestion en matière d’engagement ?
A.S. : « Oui, absolument. C’est une approche qui fait partie de notre stratégie et que nous déployons sur nos trois grandes thématiques. Nous avons par exemple rejoint des organisations comme Nature Action 100 dans le domaine de la biodiversité, du 30% Club dans la promotion de la diversité et l’initiative Net Zero Engagement de l'IIGCC pour la transition climatique. Dans le cadre de cette dernière initiative, nous avons invité les entreprises à élaborer des objectifs clairs pour la réduction de leurs émissions de CO2. L’avantage de travailler avec d’autres gestionnaires est de pouvoir mobiliser davantage d’encours pour faire pression sur les directions, et de pouvoir également couvrir un plus grand nombre d’entreprises ».
Je suppose que chaque gestionnaire va prendre en charge des entreprises qu’il suit de près ?
A.S. : « Nous décidons donc des entreprises avec lesquelles nous souhaitons interagir, en fonction de la taille de nos participations mais également de notre appréciation des problèmes qui peuvent exister. Dans les 481 engagements que nous avons comptabilisé pour 2023, nous ne prenons en compte que les entreprises sur lesquelles nous avons effectué un travail intensif, avec une prise de contact directe ».
Certaines sociétés sont encore réticentes à collaborer avec les sociétés de gestion ?
A.S. : « Au fil du temps, la majorité des entreprises sont devenues plus ouvertes car elles ont compris qu’il est plus judicieux d’avoir un dialogue constructif avec ses actionnaires. Mais il reste également des entreprises avec lesquelles les contacts restent plus difficiles, et dans ce cas là, notre première option est de faire monter la pression à chaque fois que nous constatons l’absence de progrès. Depuis 2023, nous annonçons également à l’avance nos intentions de vote avant certaines assemblées générales, par exemple récemment pour Home Depot ou Pepsico. Et si en dépit de nos actions, une entreprise continue de ne pas changer son comportement, nous réduisons nos participations dans le groupe même si la décision finale dans ce domaine revient aux gestionnaires des fonds ».
Parmi les 481 engagements réalisés, y a-t-il des secteurs où vous êtes plus engagés ?
A.S. : « Nous cherchons à avoir un impact sur les questions climatiques, et l'un de nos axes prioritaires concerne donc les secteurs à fortes émissions, tels que les producteurs de pétrole, de gaz naturel et de ressources naturelles. Pour les groupes pétroliers, nous cherchons par exemple à ce qu'ils se fixent des objectifs de transition ou adaptent leur modèle économique pour réduire leurs émissions de carbone, notamment en intégrant les énergies renouvelables dans leur offre. Les décisions en matière d'allocation de capital sont particulièrement importantes pour déterminer la trajectoire d'un groupe. »
Quels sont les progrès qui ont été les plus marquants durant la dernière décennie ?
A.S. : « Les sujets que nous traitons avec les entreprises se sont élargis, alors que le principal sujet de conversation tournait auparavant autour de la gouvernance. Annoncer nos votes à l’avance a également constitué une approche efficace pour montrer aux directions les sujets qui nous préoccupent, et c’est également un signal fort adressé au marché et à nos clients. Déposer conjointement avec d’autres sociétés de gestion des résolutions à l’ordre du jour des AG constitue également un développement intéressant, en particulier aux Etats-Unis. A ce titre, nous avons récemment déposé une telle résolution conjointe auprès d’une grande chaîne de restauration rapide concernant le risque lié à leur consommation en eau ».
Interview de Frédéric Lejoint