
Pierre Pincemaille, Secrétaire général de la Gestion DNCA Investments.
Antinomique : C'est l'adjectif qui vient en premier à l'esprit quand on confronte la situation bilancielle des Etats à celles des entreprises privées. Et les derniers développements ne font que confirmer la tendance. Aux États-Unis le passage de justesse (à une voix au Sénat) du One Big Beautiful Bill va alourdir de 5 trillions de dollars la dette des États-Unis au cours de la prochaine décennie selon le CBO*. Au regard de l'énormité du chiffre, raisonner en pourcentage permet de mieux mettre les choses en perspective : cette loi va maintenir le ratio de déficit rapporté au PIB au niveau de 7%, bien loin du chiffre magique de 3% présenté par le secrétaire au Trésor.
Au Royaume-Uni, Madame Reeves a joué un remake du Truss moment, provoquant une hausse soudaine du rendement des parties longues des courbes d'obligations d'Etat en raison du manque de soutien explicite de la part du Premier ministre Keir Starmer. Absence d'appui qui fait craindre au marché une politique budgétaire plus laxiste, malgré un ratio de dépenses publiques sur PIB déjà supérieur à celui des États-Unis (44% vs. 41%).
Face au mur de la dette publique, les investisseurs en crédit d'entreprises semblent voguer sur une mer d'huile portés par les vents favorables des agences de notation. S&P, la plus grosse d’entre elles, affiche un taux de révision des ratings des entreprises américaines de +4,11 en 2025 (148 hausses pour 36 baisses) et de +4,67 pour leurs homologues européennes (126/27). Cerise sur le gâteau, le nombre de rising stars** surpasse toujours les fallen angels*** dans les deux zones malgré le ralentissement économique.
Ayant mis à profit les crises successives pour optimiser leur outil de production et revoir leur base de coûts fixes, les entreprises se retrouvent maintenant dans une situation enviable pour n'importe quel chef d'Etat. Ce constat est largement partagé par les investisseurs, si l'on en croit le dernier sondage de Bank of America : ils considèrent que les entreprises bénéficient de la meilleure situation bilantielle depuis décembre 2015. Cela amène naturellement à la question du déploiement des liquidités, entre ce qui peut parfois s'apparenter à un arbitrage entre le court terme (en faveur de l'actionnaire) et le long terme (en faveur de la croissance du chiffre d'affaires).
L’analyse des tendances actuelles donne un éclairage nouveau à ce dilemme stratégique. Le dividende, pierre angulaire de la performance des marchés actions européens (2/3 de la performance long terme), devrait progresser (+2%) presque autant que les dépenses en capital (+3%) cette année selon Goldman Sachs grâce à la robustesse des bilans. En revanche, les rachats d'actions sont sur le déclin en raison des ajustements du secteur pétrolier face à la baisse du prix de l'or noir. En cumulé (dividendes et rachats d'actions), l'Europe ne dépasse les États-Unis que d'une courte tête 5% versus 4% mais avec des composantes très différentes (3.5% + 1.5% en vs. 1.5% + 2.5%).
Quant à l'investissement, mesuré par le ratio de capex sur ventes, il est au plus haut depuis 10 ans en Europe confirmant la fin du tout asset light au profit d'une stratégie plus intense en capital. Ce changement, qui a émergé post COVID, a été confirmé dans l'esprit des dirigeants à la suite des événements géopolitiques plus récents. Les secteurs des infrastructures, de la défense et de l'IA concentrent une grande partie de ces dépenses en capital. En revanche le volume d'opérations de fusion et acquisition est à plat sur un an en Europe, les directions ayant du mal à se projeter en raison d'un environnement réglementaire pour le moins incertain.
Et même si l'indice d'incertitude économique a beaucoup reflué depuis le « jour de la libération », celui-ci reste à des niveaux élevés au regard des standards historiques. Au-delà des allers-retours tarifaires, l'évolution des politiques fiscales reste évidemment un sujet d'inquiétude majeur et le cycle économique devient plus difficile à décrypter.
Dans ce contexte et avec des marchés actions dépassant leurs niveaux de février, les investisseurs devraient naturellement se tourner vers les valeurs ayant la meilleure génération de cash-flow****. Ce pan de la cote devrait être à même de mieux résister à un scenario de ralentissement plus marqué, en gardant ses objectifs de distribution de dividendes inchangés. Cette catégorie de sociétés que l'on retrouve dans un large éventail de secteurs et des deux côtés de l’Atlantique a été surnommée par les investisseurs, de manière imagée, les « aristocrates » du dividende. Un certain Warren Buffett, qui adorait recevoir des dividendes, était largement exposé à ce thème, même s’il évitait d’en verser…
*Bureau du budget du Congrès ;
** Société dont la notation passe de spéculative à investment grade ;
*** Société dont la notation passe de investment grade à spéculative ;
**** Flux de trésorerie.