
Par Francis Muyshondt.
Aujourd’hui, la géopolitique pèse autant sur les marchés financiers que les taux d’intérêt ou les résultats des entreprises. Les investisseurs ne peuvent plus se permettre d’ignorer cet aspect, explique Anna Rosenberg, responsable de l’analyse géopolitique chez Amundi Asset Management.
Tendances et opportunités
Les Bourses européennes et américaines battent record sur record, malgré les guerres, le protectionnisme et les incertitudes politiques. Pour Anna Rosenberg, qui dirige la stratégie géopolitique d’ Amundi , ce n’est pas une contradiction, mais bien le reflet d’une nouvelle réalité. Selon elle, c’est une erreur de penser que la géopolitique n’apporte que de mauvaises nouvelles aux marchés. Certes, elle engendre des risques, mais elle crée aussi d’immenses flux de capitaux. La rivalité entre les États-Unis et la Chine, par exemple, n’est pas seulement une source de tensions : c’est aussi un moteur d’innovation et d’investissement. Les deux pays injectent des milliards dans l’intelligence artificielle, les semi-conducteurs et les technologies quantiques, alimentant ainsi toute une chaîne de valeur – du logiciel jusqu’aux infrastructures énergétiques – dont les investisseurs bénéficient aujourd’hui.
Rosenberg estime que ces dynamiques présentent même une certaine prévisibilité. Lorsque les tensions géopolitiques montent, certains secteurs – comme la défense, la sécurité énergétique ou les infrastructures de données – en sortent structurellement gagnants. La géopolitique n’est donc pas seulement une source d’incertitude, mais aussi de tendances d’investissement durables. L’enjeu, dit-elle, consiste à distinguer les conflits passagers de ceux qui entraînent des réorientations stratégiques profondes. Elle met toutefois en garde contre les raisonnements simplistes : tous les conflits ne profitent pas aux valeurs de la défense, et toutes les sanctions ne nuisent pas aux marchés. La géopolitique exige de la nuance, ce n’est ni noir ni blanc, mais une infinité de gris. D’où, selon elle, l’importance de l’analyser plutôt que de la craindre.
Les marchés, ajoute-t-elle, réagissent désormais grâce à la géopolitique, et non malgré elle. L’intelligence artificielle, la défense ou encore l’or en sont l’illustration parfaite : un secteur croît parce que les grandes puissances veulent se surpasser, un autre parce que les investisseurs cherchent à se protéger. En ce sens, la Bourse reflète aujourd’hui la réalité géopolitique du monde.
Un monde qui ressemble à un marché émergent
Anna Rosenberg a commencé sa carrière comme analyste de l’Afrique subsaharienne, alors considérée comme la région la plus exposée aux risques politiques. Mais depuis 2016, tout a changé. Avec le Brexit et la première administration Trump, les investisseurs ont dû apprendre à évaluer les décisions politiques. Puis sont venus le Covid, la guerre en Ukraine et les tensions autour de Taïwan. Le monde fonctionne aujourd’hui comme un grand marché émergent : imprévisible, volatil et dicté par la politique.

Les investisseurs, selon elle, en sont pleinement conscients. Ils savent que les risques sont réels, mais refusent de rester en retrait. Ils se protègent via l’or ou la diversification, tout en continuant d’investir pour ne pas rater la hausse des marchés. La peur de manquer le rallye boursier – le fameux FOMO, Fear Of Missing Out – reste plus forte que la crainte des chocs géopolitiques.
Le retour de Donald Trump à la présidence américaine inquiète certains investisseurs, mais Rosenberg relativise. Trump est, selon elle, un facteur perturbateur supplémentaire, pas la cause des tensions. La tendance de fond – les frictions économiques – existait bien avant lui : montée du protectionnisme, contrôles à l’exportation, sanctions. Même sous Biden, on l’a vu avec l’Inflation Reduction Act. Trump ne fait qu’accélérer cette dynamique. Elle estime que cette évolution mènera à une érosion accélérée de la domination américaine. En sapant l’ordre mondial que les États-Unis ont eux-mêmes bâti, Trump pousse le monde vers une multipolarité accrue. Tout évolue désormais à un rythme effréné, et cette vitesse du changement est devenue la plus grande incertitude.
Quelle place pour l’Europe ?
Dans ce paysage en recomposition, l’Europe tente de trouver sa place. Selon Rosenberg, le nouvel ordre mondial repose sur trois formes de pouvoir : l’accès aux ressources, la puissance militaire et les relations diplomatiques. L’Europe ne possède vraiment que ce dernier. C’est une puissance moyenne, au même titre que l’Inde ou les États du Golfe. Cela signifie que l’Union européenne détient un soft power réel – la capacité d’influencer et de relier – mais peu de puissance dure.
Elle y voit néanmoins des opportunités. L’Europe fait preuve d’une unité remarquable, malgré ses tensions internes. Elle continue de soutenir l’Ukraine et résiste à la pression russe. L’augmentation des budgets de défense en Allemagne et ailleurs crée des impulsions économiques, y compris dans les secteurs de la sous-traitance. Et dans les périodes de crise, l’Europe est parfois capable de décisions historiques : l’abandon du frein à la dette en Allemagne ou l’émission commune de dette pendant le Covid en sont deux exemples. Les moments difficiles, souligne-t-elle, forcent les percées politiques.
Une approche pragmatique
L’équipe d’Anna Rosenberg accompagne de nombreux gérants de portefeuilles du groupe Amundi . Leur travail combine analyse politique et données quantitatives. Leur approche repose sur trois piliers. Le premier consiste à analyser rapidement les événements en cours – escalade au Moyen-Orient, nouvelles taxes entre les États-Unis et la Chine, etc. – et à fournir des scénarios assortis de probabilités, par exemple 60% de chances qu’une mesure soit adoptée. Ces analyses aident les gérants à ajuster leurs positions.
Le deuxième pilier est l’étude des tendances de long terme. Tout le monde cherche à se diversifier : banques centrales, investisseurs, entreprises, gouvernements. Ce mouvement transforme les flux commerciaux et financiers à l’échelle mondiale. Son approche reste fondamentalement pragmatique : son rôle n’est pas de dire aux gérants ce qu’ils doivent faire, mais de leur montrer la réalité politique. Amundi fournit l’analyse, à eux de la traduire en positions de portefeuille. Parfois cela conduit à une exposition accrue aux valeurs de défense, parfois à de meilleures couvertures. C’est un dialogue permanent entre politique et marchés.
Amundi s’appuie également sur plusieurs outils analytiques. Le groupe a classé les dernières décennies selon différents « régimes géopolitiques » et étudié leur impact sur l’inflation, la croissance et les marchés. On sait ainsi que nous évoluons actuellement dans un régime de risque inflationniste accru. Amundi utilise aussi son Geopolitical Sentiment Tracker, un modèle de données qui mesure en temps réel le ton des relations internationales à travers les flux médiatiques et les données de politique publique. Cela permet de suivre les tensions bilatérales, par exemple entre les États-Unis et la Chine. Les résultats récents sont révélateurs : les relations américaines avec leurs alliés se sont détériorées ces derniers mois, tandis que la position diplomatique de la Chine s’est améliorée. Ces informations nourrissent à la fois les décisions à court et à long terme.
Un monde plus dangereux, mais pas désespéré
Rosenberg projette généralement ses analyses sur un horizon de douze mois. Selon elle, on peut établir des prévisions raisonnablement fiables sur six à douze mois. Au-delà, il s’agit davantage de tendances que de scénarios précis. Les grandes lignes, en revanche, sont claires : les risques géopolitiques vont continuer d’augmenter. Nous avançons vers un monde multipolaire, avec plus de perturbations économiques et de protectionnisme technologique. La concurrence autour de l’IA est la nouvelle course à l’espace. Les tensions autour de l’Ukraine, de Taïwan et du Moyen-Orient resteront élevées. L’année 2026 s’annonce plus dangereuse, mais elle ne s’attend pas à une guerre majeure : personne n’y a intérêt aujourd’hui.
Elle compare la situation à celle d’une dette excessive : un endettement élevé rend un système plus vulnérable, sans provoquer automatiquement une crise. C’est pareil pour le risque géopolitique : il accroît la sensibilité de l’économie mondiale, mais ne la condamne pas nécessairement.
Enfin, elle constate une évolution profonde du regard des marchés. Lorsqu’elle a rejoint Amundi , la géopolitique était encore une discipline à part. Lors des séminaires d’investissement annuels, elle faisait l’objet d’une session additionnelle. Aujourd’hui, elle est intégrée dans toutes les discussions – actions, obligations, stratégie macroéconomique. Pendant des décennies, le secteur financier a été dominé par les esprits quantitatifs : tout tournait autour des chiffres, des taux et des banques centrales. La politique était considérée comme du bruit de fond. Les dernières années ont prouvé qu’une décision politique pouvait faire bouger les marchés autant qu’une hausse de taux. Désormais, plus personne ne rit de l’analyse géopolitique.