Les marchés obligataires pourraient finir par perdre confiance dans le gouvernement américain
Par Bruno Lamoral et Ewout De Brauwer, gestionnaires de fonds chez DPAM
Alors que la dette publique américaine avoisine désormais 100 % du PIB (un niveau comparable à celui de la Seconde Guerre mondiale), les investisseurs s’interrogent de plus en plus sur la soutenabilité de cette dette à long terme.
Selon le Congressional Budget Office (CBO), le ratio dette/PIB pourrait atteindre 115 % d’ici dix ans et grimper jusqu’à 181 % d’ici trente ans. Pour mesurer la gravité de la situation, trois facteurs doivent être pris en compte : la croissance nominale du PIB, le déficit primaire et le coût du service de la dette. En règle générale, la croissance du PIB nominal moins les charges d'intérêt doit être supérieure au déficit primaire – ce qui permettrait à l’État de commencer à rembourser sa dette. Ce n’est pas le cas aujourd’hui : les marchés obligataires risquent donc de ne plus croire à une stabilisation de la dette et de perdre confiance dans le gouvernement américain, ce qui pourrait déclencher une remontée des taux et alourdir encore le fardeau budgétaire.
Face à l’ampleur des défis budgétaires, il paraît improbable que les responsables politiques parviennent à réduire sensiblement les déficits au cours des prochaines années. D’où la question du rôle que jouera la Réserve fédérale. Pour contenir la dette, il serait souhaitable que la Fed maintienne des taux bas, afin de limiter les coûts de financement de l’État et de soutenir la croissance nominale. Mais la mission de la banque centrale n’est pas de gérer la dette publique : ce serait contraire à son mandat de stabilité des prix, car des taux trop faibles risqueraient d’alimenter l’inflation.
Cette situation ravive le débat sur l’indépendance de la Fed vis-à-vis du gouvernement américain. Première détentrice de dette publique, la banque centrale veut éviter une crise systémique tout en respectant son double mandat : plein-emploi et stabilité des prix. Elle a donc, elle aussi, intérêt à ce que la dette reste soutenable.
En 2020, la Fed a introduit un nouveau cadre, le Flexible Average Inflation Targeting (FAIT), destiné à tolérer temporairement une inflation plus élevée. Auparavant, la Fed visait à maintenir l’inflation autour d’un niveau stable de 2 %. Le nouvel objectif consistait à atteindre une inflation moyenne de 2 % sur une période plus longue – sans en préciser la durée – autorisant ainsi des phases où l’inflation dépasse temporairement la cible. Toutefois, après plusieurs années d’inflation exceptionnellement élevée, on aurait pu s’attendre à une période d’inflation inférieure à 2 % afin de rétablir la moyenne. Or, il semble que ce cadre ait été relégué au second plan.
Signal d’alerte
La question est de savoir combien de temps encore les détenteurs d’obligations accepteront une dette croissante et les pertes en capital qui l’accompagnent. En 2022, l’annonce par Liz Truss de baisses d’impôts non financées avait provoqué une envolée des taux britanniques, une chute de la livre et une intervention d’urgence de la Bank of England.
Le marché obligataire américain est bien plus vaste : un tel scénario y semble donc moins probable à court terme, mais il ne peut être totalement écarté. En 1978, le dollar avait failli perdre son statut de principale devise de réserve mondiale quand il a tellement baissé que le Trésor dut émettre des obligations libellées en francs suisses. En quatre ans, l’inflation avait atteint 50 %, l’or s’était envolé de 500 % et Paul Volcker avait dû porter les taux à 20 %. Un tel épisode pourrait se reproduire si la dépréciation du dollar allait trop loin et que les investisseurs perdaient confiance – à la suite, par exemple, d’une dégradation de la note souveraine (comme en 2023) ou d’un échec lors d’une adjudication de bons du Trésor. Ce genre d’événements ne provoque pas forcément un choc immédiat : comme l’écrivait Ernest Hemingway, cela peut survenir « graduellement, puis soudainement ».
Pour prendre le pouls des marchés obligataires, on peut observer la relation entre les taux américains et le dollar. Si les taux montent tandis que le dollar baisse, c’est un avertissement clair. C’est précisément ce qui s’est produit dans les semaines qui ont suivi les annonces de Donald Trump à l’occasion du Liberation Day.
Depuis, la plupart des tarifs ont été réduits par la voie de la négociation. Mais les États-Unis sont désormais perçus comme un partenaire commercial moins fiable, y compris par leurs alliés les plus proches, ce qui pèsera sur le commerce international libellé en dollars. Autre sujet de préoccupation : la pression exercée par Trump sur Jay Powell, président de la Fed, pour qu’il abaisse les taux. L’ancien président a même tenté de révoquer Lisa Cook, membre du conseil d’administration de la Fed – une décision suspendue par la justice. De telles menaces répétées risquent toutefois d’éroder l’indépendance de la banque centrale et d’accélérer encore la dévaluation monétaire.
Au-delà de la monnaie fiduciaire : de l’or au Bitcoin
Les grands cycles d’accumulation puis d’effacement des dettes se répètent depuis des millénaires et influencent profondément la performance des stratégies d’investissement. Depuis 2008, les politiques monétaires accommodantes – taux bas prolongés et assouplissement quantitatif – ont amplifié ces effets, contraignant les investisseurs à adapter leurs portefeuilles pour préserver leur pouvoir d’achat.
La situation politique aux États-Unis, en France mais aussi en Belgique, montre combien il est improbable que les gouvernements parviennent à équilibrer leurs budgets par la rigueur ou la fiscalité. D’où la tentation de réduire le poids de la dette en maintenant les taux d’intérêt en dessous de l’inflation, afin que la croissance nominale dépasse le coût du financement public.
À mesure que les monnaies se déprécient, certains actifs deviennent plus attrayants comme réserve de valeur. Les actions offrent une protection naturelle, puisqu’elles représentent un droit sur les bénéfices réels des entreprises, susceptibles de croître avec l’inflation. Mais en période de création monétaire massive et de dérive budgétaire, les investisseurs se tournent de plus en plus vers des actifs alternatifs comme l’or ou le Bitcoin . L’or reste la couverture traditionnelle contre l’érosion monétaire ; le Bitcoin , lui, constitue une alternative disruptive, dont l’offre est définitivement plafonnée à 21 millions d’unités par le protocole blockchain. Par ailleurs, les matières premières, l’immobilier et d’autres actifs réels – comme l’art, les objets de collection ou les biens à valeur intrinsèque – peuvent également contribuer à préserver le pouvoir d’achat et à protéger contre la dévaluation.
Des conséquences lourdes
La dévaluation monétaire demeure une question complexe : banques centrales et gouvernements doivent choisir entre la poursuite de la monétisation de la dette – au risque d’une inflation prolongée – ou une discipline budgétaire stricte, au risque d’une croissance ralentie et de tensions sociales. L’histoire est sans appel : la monétisation incontrôlée de la dette et l’érosion monétaire mènent à l’instabilité, à l’inflation et, à terme, à l’effondrement des devises. La question n’est donc pas de savoir si cette politique aura des conséquences, mais quand, et avec quelle ampleur.


