Par Pierre Pincemaille, Secrétaire général de la Gestion DNCA Investments.
Le chiffre a de quoi donner le tournis : 1700 milliards de dollars. C'est la taille du marché de la dette privée dans le monde, un segment du marché obligataire qui a bénéficié d'une croissance hors norme lors des cinq dernières années, notamment aux États-Unis où il atteint les 1000 milliards (+20%/an sur la période). Cette classe d'actifs, plutôt discrète eu égard à la nature même de son fonctionnement, fait depuis quelque temps les gros titres en raison de deux faillites successives dans le secteur automobile (Tricolore et First Brands). Au regard du comportement de « canari dans la mine de charbon » du crédit, qui a tendance à être précurseur de chocs plus étendus, ces deux événements interrogent quant à un risque sur la qualité des prêts. Jamie Dimon, le directeur général de JP Morgan, a donné son avis sur le sujet : « quand on voit un cafard, il y en a probablement d'autres. Tout le monde devrait être averti ». Même si le patron de la plus grosse banque du monde est coutumier de ce genre de tirades alarmiste, un sanity check s’impose.
Dans les faits, First Brands, fournisseur de pièces détachées automobiles, a été fragilisé par la faiblesse de son marché final ainsi que par les tarifs douaniers érigés par l'administration en place. Mais au-delà des effets de bord de la doctrine économique gouvernementale, planent aussi des soupçons de fraude : en plus de la dette traditionnelle, on retrouve aussi de la dette hors bilan en raison d’affacturage et de financement des stocks. Ces derniers ont potentiellement été refinancés plusieurs fois, faisant gonfler les ratios d'endettement de la société bien au-delà des standards habituels. Quant à Tricolore, une société spécialisée dans le crédit automobile subprime*, il est facile de faire le lien entre l'arrêt de son activité et la politique migratoire, mais aussi avec la fameuse croissance en K** du consommateur américain.
Et si l'analyse de ces deux cas montre des caractères idiosyncratiques, une seconde alerte est venue des déboires de deux banques régionales (Zion Corp et Western Alliance) dans l'immobilier commercial américain. Même si l'impact sur les comptes et les positions en capital de ces deux institutions reste limité***, cette situation rappelle au bon souvenir des investisseurs la débâcle d’une autre banque régionale, Silicon Valley Bank, en 2023 à la suite de la remontée rapide des taux courts de la Fed.
C'est précisément dans ce type de configuration que les investisseurs découvrent de nouveaux acronymes. Le dernier en date est NDFI****, ces « banques de l’ombre » qui sont devenues un maillon essentiel du financement de l'économie réelle après que les régulateurs ont renforcé drastiquement les contraintes en capital des banques après la crise financière de 2008. Ce sont pour l'essentiel des fonds d'investissement, moins régulés que l’industrie bancaire traditionnelle, qui prétendent avoir une expertise hors pair dans la compréhension des modèles d’entreprise et donc in fine du risque de crédit. Mais la faillite de First Brands dont ils étaient les principaux créanciers rend l'opacité de leur fonctionnement tout d'un coup embarrassante et amène à s'inquiéter d’un potentiel laxisme dans leurs conditions d'octroi de crédit, face à la concurrence et à la recherche de rendements élevés.
D'autant plus que si ces fonds ont pris le relais des banques pour le financement d’une partie de l'économie, ils restent largement imbriqués dans le système financier mondial. En effet, les banques ont tissé des liens étroits avec ces entités notamment via des financements, du conseil et le développement du modèle originate to distribute*****. Dans le cas présent, il semble que Jefferies et UBS soient les banques les plus impactées via leurs filiales de gestion d'actifs, à hauteur de 715 et 500 millions de dollars.
Ces exemples montrent bien la difficulté pour les investisseurs à analyser le type de réaction en chaîne que peuvent provoquer ces sinistres. De son côté, le FMI voit dans la moindre régulation du shadow banking et ses liens avec les banques un point de fragilité du système financier global. Les régulateurs bancaires sont du même avis, alors même qu'ils sont à l'origine du développement, il y a 15 ans de cette industrie, pour dérisquer les bilans des banques.
Cette succession d'événements de crédit a fait monter le niveau d'anxiété des investisseurs qui dans un comportement classique du type sell first, think after ont réduit leur exposition au segment le plus risqué de la classe d’actif du crédit aux entreprises (high yield), provoquant un mouvement d’écartement des spreads. Côté actions, ils ont ajusté leurs positions sur les gestionnaires d'actifs privés et sur le secteur bancaire. Le manque de détail sur l’exposition de ce dernier aux NDFI rend la saison de publication trimestrielle en cours d’autant plus cruciale pour identifier les perdants de cette séquence.
Plus largement, il est pertinent de rappeler que le facteur « qualité » en Europe a accumulé un retard significatif de performance en 2025, malgré la résilience des bénéfices de ce segment. La configuration actuelle des marchés actions qui est caractérisée par des valorisations élevées et des indicateurs techniques tendus (écarts aux moyennes mobiles 50 jours) devrait naturellement inciter les investisseurs à revisiter ce thème dans la perspective de 2026…
- * Catégorie de clients les plus fragiles financièrement ;
- **Depuis la dernière correction boursière liée au Liberation Day, la confiance des ménages à hauts revenus s’est accrue et celle des bas revenus s’est fragilisée, donnant la configuration en K typique d’une économie à deux vitesses ;
- *** Zion Corp a annoncé 60 millions de dollars de provisions avec un impact de 7bp sur son CET1 ;
- **** Non Depository Financial Institution ;
- ***** Origination de dette puis placement


