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Le marché du travail américain peut-il alimenter une hausse de l'inflation ?
Calendar24 Jan 2022
Thème: Macro
Maison de fonds: Lazard

Par Ronald Temple, CFA, Managing Director, codirecteur de la gestion diversifiée de Lazard Asset Management

Ron temple
Ron Temple
Les salariés américains quittent leur emploi à un rythme inédit et la recherche de talents se traduit par un mouvement de hausse des rémunérations. Dans quelle mesure ces changements vont-il perdurer à moyen terme ? Seront-ils suffisants pour faire évoluer les anticipations d'inflation ?

Dans l’actuel contexte de tensions sur le marché du travail, il semble évident que les travailleurs américains devraient bénéficier de fortes hausses de salaire dans les années à venir. Depuis 2020, les États-Unis connaissent une nette croissance de la demande de biens durables, la relance budgétaire et la pandémie ayant particulièrement soutenu ce mouvement face à la consommation de services. En temps normal, l’ajustement de la production aurait dû être rapide, mais la pandémie a perturbé les chaînes d'approvisionnement, empêchant l’offre de suivre la demande. Cette situation s’est donc traduite par une croissance rapide de l'inflation, y compris des salaires.

Il n’est toutefois pas certain que ces changements soient durables. Les pénuries liées aux chaînes d'approvisionnement ne permettent pas, à elles seules, d’anticiper les tendances du marché du travail, et il n’est pas simple de déterminer si les pressions inflationnistes à court terme se répercuteront sur les salaires à plus long terme. La relation entre l'emploi et l'inflation reste en effet obscure. En décembre 2019, par exemple, le taux de chômage était de 3,5 %, mais l'inflation est restée inférieure à 2 %, défiant la logique économique classique selon laquelle un marché du travail tendu devrait inévitablement conduire à une spirale haussière des salaires et des prix.

Nous pensons donc que les craintes d'une spirale salaires-prix sont exagérées et qu'il faudra peut-être de nombreuses années avant que le marché du travail puisse amener une hausse soutenue des salaires. Nous voyons notamment trois obstacles structurels à la hausse des salaires nominaux : le pouvoir de négociation, la démographie et la productivité du travail.

1. Le pouvoir de négociation

Peu d'éléments laissent entrevoir un relâchement de la concurrence entre travailleurs ou une évolution des taux de syndicalisation susceptible d’entraîner une hausse des salaires. Malgré un nombre de grèves croissant et l’intensification des campagnes syndicales, les taux d'adhésion restent si faibles qu'il faudra encore du temps pour qu’une telle dynamique se développe et augmente le pouvoir de négociation des travailleurs. Bien que l'administration Biden ait récemment publié des décrets visant à redonner du pouvoir aux travailleurs, nous ne pensons pas que la situation ait évolué au point d’entraîner une accélération durable de la croissance des salaires.

2. Démographie et main-d'œuvre

Comme de nombreux autres pays, les États-Unis connaissent par ailleurs un changement démographique. Le vieillissement de la population américaine est l’un des facteurs expliquant la baisse du taux de participation à la population active depuis trois décennies. Le Covid-19 a exacerbé cette tendance, de nombreux salariés ayant pris leur retraite ou quitté le monde du travail pour d'autres raisons, notamment pour s'occuper de leurs enfants. Or, une baisse du taux de participation n’est pas spécialement réputée pour être propice à une forte croissance économique. Bien que cette situation puisse pousser les salaires à la hausse dans la mesure où les entreprises disposent d’une moindre main d’œuvre disponible, le ralentissement de la croissance économique lié à ce même phénomène aurait tendance à contrebalancer cet effet. Une solution à ce problème est l'immigration : l’arrivée de jeunes travailleurs désireux de travailler pourrait remodeler la pyramide des âges, actuellement inversée.

3. La baisse de la productivité

Le dernier grand facteur qui influence les salaires, et donc l'inflation, est la productivité du travail. La croissance de la productivité suit une trajectoire descendante depuis des décennies. Or, pour que les salaires réels augmentent, il faut qu'ils soient alimentés par une hausse de cette variable. Quels sont donc les facteurs qui freinent la croissance de la productivité ? Selon nous, la réponse est liée à l'impact des technologies et de plusieurs facteurs non économiques.

Les technologies remplacent-elles la main-d'œuvre ou améliorent-elles la productivité ? L'une des explications est que les technologies améliorant la productivité n'ont, de manière contre-intuitive, pas encore été adoptées à grande échelle. De nombreuses innovations améliorant la productivité du travail n'ont pas été intégrées dans certains secteurs : lorsqu’une nouvelle technologie est adoptée, celle-ci remplace souvent le travail plutôt que de l'augmenter. Or, si la technologie peut remplacer le travail, elle peut aussi créer de nouvelles tâches secondaires, comme un technicien qui supervisera un robot sur une chaîne de production. Bien que les employés puissent connaître une croissance des salaires grâce aux technologies d'amélioration de la productivité, cette croissance serait concentrée dans des secteurs spécifiques, eux-mêmes peu susceptibles d'alimenter l'inflation.

Les vents contraires à la croissance de la productivité : inégalités, éducation et changement climatique. L'accroissement des inégalités de revenus signifie que les gains résultant des améliorations de la productivité ne sont pas répartis dans l'ensemble de l'économie. L'augmentation des inégalités peut également constituer un frein à la croissance de la productivité elle-même. Une productivité plus faible et une croissance économique plus faible sont susceptibles de peser sur la croissance des salaires, en particulier pour les travailleurs les moins qualifiés.

Enfin, il y a de bonnes raisons de penser que le changement climatique agira comme un choc majeur du côté de l'offre et diminuera la productivité en raison de l’intensification des événements climatiques extrêmes, voire la propagation d’éventuelles maladies. Nous pensons que le changement climatique constitue une force inflationniste susceptible d’augmenter à la fois les coûts de production et la volatilité des prix. Ce défi de long terme pourrait causer de sérieux vents contraires à la croissance de la productivité et donc à la croissance des salaires.

Le marché du travail américain a besoin de profonds changements pour alimenter une croissance durable des salaires

En somme, les forces à l'origine de l’actuelle hausse de l'inflation, notamment les perturbations des chaînes d'approvisionnement, la forte demande de biens durables, les pénuries de semi-conducteurs et la hausse des prix de l'énergie, ont peu de chances de se traduire par une croissance soutenue des salaires à moyen terme en raison d'obstacles structurels majeurs.

Certes, plus les moteurs supposés « temporaires » de l'inflation sont durables, plus il est probable que ces pressions se traduisent par une hausse des salaires. Cependant, sans résolution des obstacles structurels à la hausse des salaires, il est difficile de considérer qu’un changement de paradigme est en train de survenir après des décennies de faible inflation. Bien que notre analyse peut sembler pessimiste aux travailleurs espérant des gains salariaux durables, il faut reconnaître que les changements dont le marché du travail américain a besoin pour soutenir la croissance des revenus sont profonds et prendront du temps. Nous pourrions toutefois être à un point d'inflexion.

Si le marché du travail devient plus compétitif, si les travailleurs acquièrent plus de pouvoir, si l'augmentation de l'immigration contribue à former une main-d'œuvre plus jeune et plus dynamique, et si la productivité commence à augmenter, alors l'ère post-pandémique constituerait le « début de la fin » d'une période de faible croissance des salaires. Ces changements dépendront de choix politiques : reste à savoir si les mesures nécessaires seront prises pour soutenir une croissance durable des salaires, que les États-Unis n'ont plus connue depuis 30 ans.