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Les actions européennes peuvent-elles continuer à ignorer les mauvaises nouvelles ?
Calendar08 Aug 2023
Thème: Investir

Par Peter Garnry, Head of Equity Strategy chez Saxo Bank

Si l’on exclut les premiers mois de la pandémie, la croissance économique en Europe est le plus faible depuis les années 2011-2013, et une nouvelle crise énergétique n’est pas à exclure cet hiver. Alors que l’Allemagne est déjà en récession et que son industrie est sur les genoux, combien de temps les investisseurs pourront-ils ignorer les mauvais signes ? Les bénéfices affichent en Europe une croissance négative depuis trois trimestres, et cette tendance s’est confirmée avec la publication des bénéfices du 2e trimestre. Tandis qu’avec de telles perspectives de croissance, l’Allemagne redevient “l’homme malade de l’Europe”, les valorisations des actions ont atteint leur plus forte décote par rapport aux actions américaines depuis 2006, ce qui montre que les investisseurs n’ont jamais été aussi réticents à l’égard de l’Europe, comparé aux États-Unis.

La croissance économique européenne s’est nettement contractée en septembre 2022, les forces négatives exercées par les prix élevés des matières premières, et en particulier des prix énergétiques pénalisants, ayant réduit la confiance des consommateurs et compromis la production industrielle. Grâce à un hiver extraordinairement clément avec des températures supérieures à la moyenne, l’Europe a surmonté sa crise énergétique. Avec la baisse des prix des matières premières en 2023 et le maintien d’une forte consommation aux États-Unis, l’activité économique en Europe a rebondi en janvier et février avant de sombrer dans un grave déficit jusqu’en juin. Le mois dernier, l’activité économique s’est légèrement améliorée, mais la croissance trimestrielle estimée du PIB est restée de -0,56 % et la moyenne mobile sur 12 mois est tombée à -0,3 %, ce qui représente les niveaux d’activité les plus bas – si l’on exclut les premiers mois de la pandémie – depuis les années de la crise de l’euro, de 2011 à 2013.

Les valorisations des actions européennes sont un casse-tête pour les investisseurs

Le ralentissement de la croissance économique en Europe a également affecté la croissance des bénéfices, l’EBITDA sur 12 mois ayant culminé au 3e trimestre 2022 avant de décliner, y compris au 2e trimestre 2023. Cette évolution, combinée à l’engouement pour la technologie IA qui profite aux valeurs technologiques américaines, a poussé les actions européennes à afficher leur plus forte décote par rapport aux valeurs américaines depuis janvier 2006. Les investisseurs valorisent les actions européennes avec une décote de 35 % par rapport aux attentes pour les 12 prochains mois. En d’autres termes : les actions américaines sont évaluées à la perfection par rapport à l’Europe. Par conséquent, l’investisseur à contre-courant aurait naturellement tendance à surpondérer l’Europe par rapport aux États-Unis malgré les problèmes de croissance en Europe.

Le jeu relatif par rapport aux actions américaines est une chose, le niveau d’évaluation absolu en est une autre, plus réelle. Les actions européennes sont valorisées à 8,7 fois le multiple EV/EBITDA à 12 mois, soit environ 24 % de plus que les niveaux de valorisation que les investisseurs étaient prêts à payer pour les actions européennes en 2011-2013, lorsque le continent était confronté à une crise monétaire et de l’endettement et que l’Europe connaissait les mêmes faibles niveaux d’activité économique qu’aujourd’hui. Ceux qui croient à la rationalité et à l’efficacité des marchés diront que la différence peut s’expliquer par le fait qu’en 2011-2013, il existait un risque réel d’éclatement de l’euro, alors qu’aujourd’hui la croissance est affectée temporairement par des facteurs tels que la hausse des prix de l’énergie liée à la guerre en Ukraine.

Si l’Europe offre de la valeur aux investisseurs, elle comporte aussi des risques. Le continent approche rapidement du deuxième anniversaire de la guerre en Ukraine et les problèmes structurels de croissance allemande pourraient freiner le continent, à moins que Berlin ne se réveille à la nouvelle réalité géopolitique du jeu de la fragmentation. La crise énergétique, conséquence de la guerre en Ukraine et de la réduction du commerce de l’énergie avec la Russie, n’a pas été résolue et pourrait revenir hanter l’Europe durant plusieurs années. Le manque d’entreprises technologiques à croissance rapide en Europe constitue un autre risque, celui d’une faible croissance des bénéfices à l’ère de la numérisation.

L’Allemagne va-t-elle enfin régler ses problèmes d’“homme malade de l’Europe” ?

L’Allemagne a souvent été qualifiée par la presse étrangère d’“homme malade de l’Europe” dans les années 1990 et jusqu’en 2005, les années suivant la réunification du pays ayant été marquées par un taux de chômage structurellement élevé et une faible croissance. L’expression est récemment revenue à la mode, l’économie allemande ayant enregistré trois trimestres consécutifs de croissance du PIB négative ou nulle par rapport au trimestre précédent, et son industrie se plaignant de la médiocrité des politiques industrielles.

L’intégration de la Chine dans l’économie mondiale par son adhésion à l’OMC en 2001 a changé la donne pour l’Allemagne. La croissance de la Chine dans les années qui ont suivi a été forte et sa part dans le commerce mondial est montée en flèche : les entreprises américaines et européennes se sont empressées de “délocaliser” leur production en Chine, car la main-d’œuvre bon marché et la formidable infrastructure logistique en faisaient une plate-forme idéale pour devenir “l’usine du monde”. Pour construire “l’usine du monde”, la Chine avait besoin d’un grand nombre de machines et de connaissances de pointe que l’industrie allemande a mises au service de la croissance chinoise.

Angela Merkel, chancelière de l’Allemagne de 2005 à 2021, a joui d’une réputation irréprochable pendant des années, mais ses années au pouvoir ont coïncidé avec l’essor de la Chine, qui a donné un coup de fouet à l’économie allemande. On pourrait être cynique en disant que l’apparente réussite de Mme Merkel est due aux politiques de la Chine. Un élément qui ne devait rien à la chance est la volonté de Merkel de s’intégrer à l’économie russe sous la forme d’une énergie bon marché, créant une compétitivité industrielle par rapport aux autres États européens. Avec la politique de l’“Energiewende” qui a finalement conduit à la fermeture complète de toutes les centrales nucléaires et à une production d’électricité plus intermittente à partir de l’énergie éolienne et solaire, Mme Merkel a suscité le plus grand “bêta” à l’ordre mondial précédent et à la mondialisation.

Il s’ensuit naturellement qu’un jeu de fragmentation, dans lequel les États-Unis et l’Europe se désolidarisent lentement de la production et du commerce avec la Chine et la Russie, fera de l’Allemagne le plus grand perdant. Avec la fin de la dernière phase de croissance de la Chine et la désintégration de la Russie de l’Europe, c’est tout le modèle économique de l’Allemagne qui s’est effrité. Les problèmes structurels ne sont peut-être pas aussi graves qu’à l’époque de “l’homme malade de l’Europe” dans les années 1990, mais l’échec de la mise en place d’une économie numérique et d’un groupe d’entreprises technologiques puissantes, conjugué au fait que l’industrie automobile est en train de vivre son plus grand changement concurrentiel depuis 70 ans, expose l’économie allemande à des risques majeurs.

Une Allemagne faible est évidemment une mauvaise chose pour la croissance européenne, et les investisseurs qui parient sur les actions européennes doivent espérer que Berlin s’éveille à la nouvelle ère géopolitique en réalisant qu’elle doit changer radicalement son modèle économique et investir massivement dans ce changement.