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La taxonomie européenne : tremplin vers une économie durable ?
Calendar25 May 2022
Maison de fonds: Rothschild & Co

Dans le sillage de la COP21, la Commission européenne s’est dotée en 2018 d’un plan d’action pour inscrire concrètement la transition durable au sein de l’économie. Parmi ses initiatives, la création d’un référentiel permettant de déterminer le caractère “durable” d’une activité économique : la taxonomie

Ludivine de Quincerot, Responsable ESG & Analyse Financière, Andréa Sekularac, Chargée d’affaire Investissement Durable Rothschild & Co Asset Management.

Un cadre rigoureux et des objectifs quantifiables

La taxonomie peut être comparée à une encyclopédie de l’économie durable en deux volumes : la taxonomie environnementale (verte) et la taxonomie sociale (rose). Cette initiative s’insère dans le “mille-feuille” réglementaire européen post-COP21. Elle en constitue la clé de voûte et s’articule avec les autres strates (SFDR(1), MIFID(2), Ecolabel(3), CSRD(4) et EU GBS(5)). Elle vise à créer un cadre rigoureux et harmonisé reposant sur des données standardisées. Plus concrètement, il s’agit d’une liste non exhaustive et en constante évolution de critères permettant de déterminer la contribution d’une activité économique à des objectifs de durabilité définis, évitant ainsi les divergences d’appréciation.

Cette nouvelle donne réglementaire implique autant les investisseurs, que les entreprises ou les États. À travers son approche en matérialité, elle vise à identifier des enjeux clés et les secteurs les plus susceptibles d’y contribuer. Tous les secteurs économiques ne sont toutefois pas voués à prendre part à l’ensemble des objectifs et, au sein d’un secteur, toutes les activités ne sont pas nécessairement éligibles.

La taxonomie verte liste les activités économiques compatibles avec l’atteinte de 6 objectifs environnementaux :

  • Atténuation du changement climatique (en vigueur depuis 1er janvier 2022)
  • Adaptation au changement climatique (en vigueur depuis 1er janvier 2022)
  • Utilisation durable et protection des ressources en eau et des ressources marines
  • Prévention et réduction de la pollution
  • Transition vers une économie circulaire, prévention et recyclage des déchets
  • Protection des écosystèmes

Une liste de secteurs indispensables pour l’atteinte de chaque objectif est donc établie. Pour les entreprises dont ils sont issus, la première étape consiste à déterminer le potentiel d’éligibilité de leurs activités au vu des critères listés puis, dans un second temps, le niveau d’alignement de ces activités vis-à-vis desdits critères. Aussi l’atteinte d’un objectif ne doit pas se faire aux dépens d’un autre et les sociétés doivent, a minima, respecter les standards et normes internationales (OCDE(6), OIT(7), etc.) en matière de respect des droits humains et de l’environnement.

Une mise en application progressive

Pour l’heure, seule la taxonomie environnementale est entrée en vigueur au 1er janvier 2022, mais elle demeure incomplète. Sur les six objectifs listés, deux sont entrés en application : l’atténuation du changement climatique et l’adaptation au changement climatique. Trois typologies d’activité sont concernées, les “contribuantes”, qui contribuent directement à agir en faveur de l’objectif (éolien, solaire...), les “habilitantes”, qui permettent aux autres de respecter les seuils quantitatifs fixés par la taxonomie (isolation, bornes de recharge...) et, enfin, les “transitoires”, des solutions se présentant comme les alternatives de court terme les moins “carbonées” (le gaz par rapport au charbon, etc.). Après avoir validé l’éligibilité de l’activité, il convient de vérifier son caractère durable. Pour y parvenir, des seuils propres à chaque activité ont été définis (par exemple, les émissions de CO2eq/km(8) d’un véhicule pour le secteur automobile). Le respect ou le dépassement de ce seuil permet de déterminer si l’activité peut être considérée comme durable.

Au-delà de son déploiement progressif, et bien que les objectifs définis soient voués à demeurer fixes, la taxonomie se conçoit comme un processus évolutif pensé pour s’adapter aux nouvelles problématiques environnementales, sociétales et aux fluctuations d’ordre politique. En ce sens, le débat autour de la classification du gaz et du nucléaire ainsi que la question du financement des secteurs liés à l’armement ont pris un relief particulier depuis le début du conflit russo-ukrainien. À terme, ce référentiel est censé couvrir l’ensemble des activités économiques en fonction de leur contribution à un objectif environnemental ou social.

Une intention louable confrontée à un manque de données

L’exercice de détermination de l’éligibilité et de l’alignement est supposé être réalisé par les entreprises elles-mêmes en disséquant leurs activités et leurs chaînes de valeur à travers trois critères : chiffre d’affaires, Capex(9) et Opex(10). L’opération se révèle complexe et elles ne seront contraintes de communiquer ces informations qu’à partir de 2024, sur l’exercice 2023, alors qu’en parallèle, la taxonomie a commencé à s’appliquer dès janvier 2022 pour les acteurs financiers. Ce décalage contraint donc les investisseurs à appréhender le “profil taxonomique” de leurs investissements sur la base d’un jeu de données incomplet. Cette problématique pourrait engendrer une dépendance à court terme vis-à-vis de prestataires externes, beaucoup d’acteurs n’ayant pas les ressources nécessaires en interne, et ne pas favoriser la comparabilité.

Par ailleurs, les premières données disponibles seront calculées à partir des chiffres d’affaires. Elles n’offriront donc qu’une vision à un instant T qui ne sera pas représentative de la dynamique enclenchée par les entreprises. Toutefois, lorsque ces dernières seront en mesure de réaliser l’exercice sur leurs Capex, il sera alors possible de bénéficier d’une vision plus précise sur leur orientation et la trajectoire initiée. La taxonomie permettra alors d’assurer une convergence et une homogénéité permettant d’appréhender de manière objective la contribution d’une activité à la transition.

Les autorités de régulation sont parfaitement conscientes des limites de la mise en application de la taxonomie mais ont néanmoins choisi d’initier le mouvement pour encourager les investisseurs et les entreprises à comprendre et s’approprier ses concepts au plus tôt. Il convient donc de manier les chiffres avec précaution pour toutes les limites évoquées préalablement, mais nous sommes convaincus qu’avec une meilleure appréhension de cette nouvelle donne réglementaire par l’ensemble des acteurs, les données devraient tendre vers plus de convergence et devenir un standard plus facilement exploitable. Les institutions européennes entendent, de ce fait, inciter les acteurs financiers à encourager les sociétés à s’engager durablement en faveur de la transition, tout en offrant de la visibilité aux activités susceptibles de bénéficier du soutien des leviers politiques (Green Deal, BCE...). Cependant, il convient que ce processus s’effectue de manière “ordonnée” afin d’éviter tout impact négatif sur la variation des prix et la croissance.

Quelle application concrète ?

La taxonomie n’en est qu’à ses prémices. Ce référentiel entend toutefois faciliter l’orientation des flux financiers vers les activités contribuant à une transition réelle, en ligne avec l’Accord de Paris et les Objectifs de Développement Durable des Nations Unis. Pour les entreprises, elle représente l’opportunité de revaloriser une partie de leur business model potentiellement négligé jusqu’alors par les investisseurs et de faire preuve de transparence sur l’ensemble de leurs chaînes de valeur. Les sociétés de gestion vont, pour leur part, avoir un rôle à jouer pour accélérer le processus en les accompagnant et en les sensibilisant sur la nécessité de communiquer des données sur leurs activités, tout en favorisant une orientation stratégique en faveur de la transition. Pour l’investisseur final, ce référentiel devrait clarifier l’offre de stratégies d’investissement durables et faciliter les comparaisons pour permettre de sélectionner celles qui coïncident le mieux avec ses convictions et donner ainsi du sens à ses investissements.

Grille de lecture commune plutôt que juge voué à désigner “l’Alpha et l’Omega” des fonds durables, la taxonomie ne doit pas empêcher d’apprécier les stratégies de gestion au regard de leurs caractéristiques intrinsèques. Ainsi, un fonds majoritairement investi dans le secteur des énergies renouvelables aura un alignement taxonomique nécessairement plus important qu’un fonds de transition investi dans une diversité de secteurs en transformation. Leurs approches n’en seront pas moins complémentaires et contributrices au développement d’une économie durable.

(1) Règlement européen qui a pour ambition d’encadrer à plusieurs niveaux l’intégration des enjeux ESG (Environnementaux Sociaux et de Gouvernance) par les acteurs des marchés financiers.
(2) Markets in Financial Instruments Directive est une directive européenne qui fixe notamment les règles auxquelles doivent se plier les établissements financiers.
(3) L’Écolabel européen est un label fiable et officiel créé en 1992 par la Commission Européenne, qui pousse au développement et à la valorisation de produits (biens et services) plus respectueux de l’environnement et de la santé.
(4) La CSRD, Corporate Sustainability Reporting Directive, est une directive européenne qui fixe de nouvelles normes et obligations de reporting extra-financier pour les grandes entreprises en Europe.
(5) Norme européenne pour les «obligations vertes» qui vise à encourager le financement d’investissements durables en indiquant clairement à quels actifs et quels projets peuvent être affectés les fonds.
(6) Organisation de coopération et de développement économiques.
(7) Organisation internationale du Travail.
(8) L’équivalent CO2 permet de comparer les émissions de divers gaz à effet de serre sur la base de leur potentiel de réchauffement global, en convertissant les quantités de ces gaz en une quantité équivalente de dioxyde de carbone ayant le même potentiel de réchauffement planétaire.
(9) Dépenses d’investissement.
(10) Dépenses d’exploitation.